«Qu’est-ce que l’exil? » Il est minuit en plein hiver 1997 et la petite réception organisée par l’artiste français Philippe Hernandez dans son appartement à deux rues du Zócalo à Tenochtitlan se poursuit entre conversations et shots de tequila, lorsque cette question m’est soudain adressée. J’ai alors la sensation d’être engloutie par la terre. Ce qu’est l’exil, j’ai essayé de me l’expliquer à moi-même, de l’expliquer à d’autres, ou du moins de le rendre intelligible, depuis le jour où j’ai su que j’étais quelqu’un.
Mais je n’ai pas pu me l’expliquer, parce que je n’avais aucun point de référence.
Pour moi l’exil, c’était jouer pendant des heures avec mon frère à construire des véhicules où nous pouvions embarquer nos ours en peluche et tous nos jouets, nous déplacer tous ensemble et nous arrêter n’importe où, sans avoir à abandonner l’un d’eux derrière nous ;
L’exil, c’était attendre interminablement dans des lieux publics, tels que des réceptions d’hôtel, des couloirs d’aéroport, des salles d’attente d’ambassades ou de ministères de l’Intérieur, y construire des maisons avec des prospectus publicitaires sur les meubles de ces espaces impersonnels, mais attendre patiemment ;
L’exil c’était récupérer des meubles laissés dans la rue pour aménager notre intérieur ;
L’exil, c’était voir réapparaître subitement des proches, parents ou amis, puis les voir disparaître sans savoir combien de temps leur absence allait durer ;
L’exil, c’était avoir peur de la « vie normale » que nous voyions se dérouler en dehors de notre maison, à laquelle nos n’aurions de reste jamais pu aspirer ;
L’exil, c’était être toujours un « nouvel arrivant » avec de multiples handicaps, à qui il fallait toujours tout expliquer en partant de zéro pendant que les autres l’observaient ;
L’exil, c’était avoir une mère et un père qui paraissaient idiots dans la mesure où ils ne comprenaient pas la langue de l’endroit où nous vivions, et qui déprimaient ou avaient des angoisses face à de simples tâches ;
L’exil, c’étaient des vacances sans fin où n’importe quel endroit état assez bon pour faire un pique-nique ;
L’exil, c’était être bienvenue dans l’intimité des foyers d’autres exilés, nos amis dans quelque ville que ce soit ;
L’exil, c’était être maintenu dans l’obligation de maîtriser parfaitement une nouvelle langue, et l’oublier ensuite pour en apprendre une autre en repartant de rien ;
L’exil, c’était prétendre devant mes amis que c’est bien là que j’allais vivre désormais, afin qu’ils aient envie de cultiver une amitié avec moi ;
L’exil, c’était ne pas avoir le droit de voir mes grands-parents, cousins, tantes et oncles, pour un temps qui excède de loin mon enfance ;
L’exil, c’était, en Bulgarie, se sentir plus proche des gitans et des Turcs que des Bulgares, en Belgique plus proche des Congolais et des Italiens que des Belges ;
L’exil, c’était vivre dans des appartements sociaux avec des meubles de seconde main et s’en montrer reconnaissante ;
L’exil, c’était faire l’innocente à mon arrivée à Mexico, comme si je n’avais pas vu à la télé les vidéoclips de Blondie et de Bob Marley, ou les punks dans mon quartier en Belgique, comme si je n’étais encore qu’une enfant ;
L’exil, c’était voir mon père retenu par la police dans chaque douane ou poste de sécurité pour la simple raison qu’il était basané alors que ma mère, qui était blanche et blonde, ne l’était pas, et faire comme si c’était normal ;
L’exil, c’était apprendre à écrire avec de belles lettres manuscrites liées entre elles, changer de pays et se mettre à écrire avec des lettres séparées ;
L’exil, c’était croire que si j’écrivais à mes grands-parents, ils vivraient un peu plus longtemps, jusqu’à ce que j’aie le droit de revenir dans mon pays et de les voir ;
L’exil, c’état le fait que les autres avaient toujours raison et nous jamais ;
L’exil, c’était arriver à l’aéroport avec un excédent de poids de valises et de bagages à main ;
L’exil, c’était faire semblant, devant mes camarades d’école, que finalement je n’avais pas vu grand-chose du monde pour qu’ils ne croient pas que je fabule ;
L’exil, c’était vivre des fêtes transgénérationnelles, et un peu amères, dans des stations de train ou des aéroports, au moment des adieux.
Extrait du livre L’empreinte, 2022, M. Cornejo, Arts et Fiction